Arrêt n° 63 de la Cour constitutionnelle du 1er avril 2011

En novembre 2004, la Commission de surveillance du secteur financier (ci-après: la CSSF) avait refusé la nomination de X à la fonction de dirigeant agréé d’une banque luxembourgeoise. Cette décision avait été annulée par un jugement du tribunal administratif du 28 juin 2006, confirmé en appel par un arrêt du 13 novembre 2007. Il y a lieu de préciser que la Cour administrative avait notamment motivé sa décision comme suit: « Face aux contestations et explications circonstanciées lui fournies dès le 15 novembre 2004 par Monsieur … et en l’absence d’autres documents se prononçant plus en détail sur d’éventuels agissements ou implications malveillants ou d’absences de qualités de dirigeant de … ayant provoqué dans le cadre de ses responsabilités assumées des dysfonctionnements, des malversations ou tout autres faits susceptibles de nuire à la bonne réputation de son employeur, respectivement en l’absence d’une instruction plus approfondie sous forme d’une enquête ou d’un rapport contradictoire susceptibles de conforter la thèse émise de la CSSF, l’honorabilité professionnelle de … telle que définie à l’article 19 de la loi modifiée du 5 avril 1993 relative au secteur financier ne saurait lui être déniée ».

En se prévalant de l’annulation prononcée par les juridictions administratives, X a alors assigné la CSSF en responsabilité devant les juridictions civiles sur base de la loi du 1er septembre 1988 relative à la responsabilité de l’Etat et des collectivités publiques, sinon sur base des articles 1382 et 1383 du code civil. La CSSF a résisté à cette demande en faisant valoir qu’aux termes de l’article 20, paragraphe 2 de la loi du 23 décembre 1998 portant création d’une commission de surveillance du secteur financier, il incomberait au demandeur de prouver que le dommage invoqué a été causé par une négligence grave dans le choix et l’application des moyens mis en œuvre pour l’accomplissement de la mission de service public de la CSSF, preuve qui ne serait pas rapportée en l’espèce.

L’article 20, paragraphe 2 de la loi du 23 décembre 1998 dispose en effet que:

(2) Pour que la responsabilité civile de la Commission pour des dommages individuels subis par des entreprises ou des professionnels surveillés, par leurs clients ou par des tiers puisse être engagée, il doit être prouvé que le dommage a été causé par une négligence grave dans le choix et l’application des moyens mis en œuvre pour l’accomplissement de la mission de service public de la Commission.

Les juges du premier degré ont retenu que X ne pouvait pas se fonder sur la loi du 1er septembre 1988 et les articles 1382 et 1383 du code civil pour engager la responsabilité de la CSSF, mais que celle-ci devrait être appréciée au regard de l’article 20, paragraphe 2 précité. Ils ont estimé que X n’avait pas rapporté la preuve d’une négligence grave dans le chef de la CSSF et l’ont débouté de sa demande en responsabilité.

En appel, X a argumenté que l’article 20, paragraphe 2 de la loi du 23 décembre 1998 serait contraire non seulement au principe constitutionnel d’égalité, mais encore à l’article 6, paragraphe 1er de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Les juges d’appel ont retenu que l’article 20, paragraphe 2 n’est pas contraire à l’article 6, 1er paragraphe de la Convention européenne des droits de l’homme, article qui relève du droit procédural, alors que le litige leur soumis porte sur une question de fond de responsabilité civile.

Ils ont toutefois saisi la Cour constitutionnelle de la question de la constitutionnalité, au regard du principe constitutionnel de l’égalité découlant de l’article 10bis, paragraphe 1er de la Constitution, de l’article 20, paragraphe 2 de la loi du 23 décembre 1998.

Dans son arrêt du 1er avril 2011, la Cour constitutionnelle procède à une analyse détaillée de la situation dans laquelle se trouve la CSSF, en considérant notamment que:

la différence entre les régimes de responsabilité de la Commission d’une part, de l’Etat et des personnes morales de droit public, en ce qui concerne leurs services administratifs et judiciaires, et des particuliers d’autre part, procède de la mission de surveillance prudentielle du secteur financier conférée à la Commission, cette mission constituant un critère objectif de disparité;

le Commissariat aux assurances et l’Institut luxembourgeois de régulation, autorités prudentielles dans leurs domaines respectifs, bénéficient également d’un régime de responsabilité limitée aux négligences graves commises dans l’exercice de leurs missions;

le régime spécifique de la responsabilité de l’autorité de surveillance du secteur financier se meut dans un contexte international où les organes de surveillance étrangers ont été peu à peu soumis à un régime de non- responsabilité totale ou partielle sinon d’atténuation de responsabilité;

le législateur, en instaurant un régime particulier d’atténuation de responsabilité de l’autorité chargée de la surveillance prudentielle du secteur financier, d’une « mission de police générale destinée à assurer dans l’intérêt public le bon fonctionnement du système financier dans son ensemble », (Doc.parl. Projet de loi N° 3600.3, Amendement gouvernemental, page 2) avait pour objectif d’éviter une responsabilité qui, eu égard aux « enjeux potentiellement énormes » et à la spécificité de la mission de l’Institut monétaire luxembourgeois, actuellement la Commission de surveillance du secteur financier, exposerait l’organe de surveillance, en cas de soumission de son activité au droit commun de la responsabilité pour faute la plus légère à un risque financier illimité;

l’article 20, paragraphes 1er et 2, de la loi portant création d’une commission de surveillance du secteur financier, (…), vise surtout à empêcher la recherche systématique de la responsabilité de l’autorité de surveillance du secteur financier, du contrôleur, plutôt que celle des professionnels surveillés du secteur financier, les contrôlés, et à éviter que la responsabilité de ces derniers ne soit absorbée par celle de la Commission;

Que pareille recherche de responsabilité risque d’intervenir d’autant plus que dans un système de responsabilité tel le système luxembourgeois, où, en cas de concours de fautes d’inégale importance, le mécanisme de l’obligation in solidum oblige l’auteur d’une faute n’ayant contribué que dans une faible ou moindre proportion à la genèse du dommage à supporter l’intégralité de la réparation à l’égard de la victime, sauf son recours contre les coresponsables, vain en cas de défaillance de ceux-ci ; qu’il en résulterait la mise à contribution systématique d’un responsable à priori de seconde ligne;

pour conclure que

le régime d’atténuation de responsabilité de l’article 20, paragraphe 2, de la loi du 23 décembre 1998 portant création d’une commission de surveillance du secteur financier, dérogatoire au principe de la responsabilité civile délictuelle de droit commun, est rationnellement justifié ; qu’il est adapté aux objectifs à atteindre et, compte tenu du fait que la Commission reste responsable de la négligence grave dans le choix et l’application des moyens mis en œuvre pour l’accomplissement de sa mission, il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre l’atténuation de sa responsabilité et les objectifs visés;

et partant conforme à l’article 10bis, paragraphe 1er, de la Constitution.

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